cahier nº 98
( texto para el cuaderno de la Sala Crosnier, 1994 )
Je ne suis pas très sûr. Je ne connais pas. Je ne me souviens plus. Peu importe. Peu importe, disait-elle. La chambre semble l’endroit parfait pour dénoncer le déchaînement de ce jeu qui nous échappe. Le plafond est la base inversée du récit. Les motifs sont là, comme toujours, dans un manque de système, poussière entretenue comme une constellation domestique autour du fauteil.
Le semblant repose, représente et critique le je. L’image est à nouveau le résultat d’une organisation, la même apparence. Si l’interrogation révèle de l’éternel, la circonstance de ce temps incertain hérite les fragments du visage. Toujours curieux de se voir, ce visage éveille, plus que son identité, la conscience d’un vertige à la surface primitive.
Je suis couché, maintenant, sur un lit, dans une chambre, la numéro 119 de l’hôtel Grenoble. Il y a un minimum d’objets dans cette chambre: un cendrier, un tas de feuilles de papier, un téléviseur, un service à café. J’attends. Et c’est le récit qui parle.
– Je n’ai pas d’artère pour cette époque. Je suis dispersé et rien ne me rassemble. 1
Dans l’ussuelle confiance, ou méfiance, ou simplement par le fait d’être là, à se sentir, de génération en génération, cette forme lui donne envie d’une autre existence. L’ignorance nous immobilise. Sur le fauteil ma femme dort ou fait semblant de dormir pour ne pas parler. Je l’appelle “ma femme” parce qu’elle m’appelle “mon homme”. Je ferme les yeux car le soleil nous envahit soudain d’un éclat printanier. Elle ne se réveille pas. C’est peut-être dans son rêve que des habits noirs couvrent son corps, défient sa peau et les dialogues dans nos sommeils ( ses cheveux glissent tressés sous un foulard aussi noir que les rides qui prolongent ses paupières et le blanc de ses yeux, qui n’est pas du blanc mais du jaune magnolia, parcourt ses joues d’un reflet verdâtre; ce vert se transforme après en gris bleu, en outremer, en paysage de lèvres rougies par le carmin qui, comme la trace d’une fantaisie irrécupérable, s’imprime sur le bord de sa tasse ). Après son départ, je laverai cette tasse. Sans presque la toucher, je passerai mon doigt sur la peinture, adhérée à la porcelaine si fragilement que, même si l’eau ne peut la dissoudre, il suffira du passage de la couleur à la mémoire pour défaire la forme de sa lèvre inférieure, pour la faire disparaître, pour qu’elle quitte l’espace du réel et se place quelque part dans le souvenir, installé à son tour dans le sentiment de la perte.
J’ai perdu…l’eau et la clarté de la lune lui coulaient doucement dans l’oeil…2 – qu’est-ce que je faisais avec ” Le sixième tome du moi” entre les mains? – et j’ai pensé ( se penser, s’adresser, se mirer, se tordre, se heurter, se livrer et se supporter )…les lieux inconnus peuvent former des scènes intimes aux vertiges quotidiens. La lampe brille de ses petites larmes en faisant des îlots de sable içi et là, sur la porte de la salle de bain.
–Do I contradict myself ? / Very well then I contradict myself. / I am large, I contain multitudes. ) 3
La question est de savoir si ceci nous proportionne véritablement ( the forms retain a strong measure of ideal beauty / As they forage in secret our idea of distorsion 4), si le fait d’être une fable, un aliment ou un caractère, un appareil ou un épilogue, nous satisfait, nous pousse en avant ou en arrière, nous obligeant à rénoncer à ce lieu – l’hôtel ou l’étang – dont la perspective fait du poème un sillon d’eau.
La question était de savoir: si cette matinée et cette rencontre sont des rêves, chacun de nous deux doit penser que le rêveur c’est lui. Peut-être cesserons-nous de rêver, peut-être non. Entre-temps nous sommes obligés d’accepter le rêve, comme nous avons accepté l’univers, comme nous acceptons le fait d’avoir été engendré, de regarder avec les yeux, de respirer.5
La rencontre aurait pu se pronlonger jusqu’à l’épuisement. C’était inutile, je crois. Chaque chose a un moment précis pour se manifester. Nous sommes les personnages d’une fable et n’oublions pas que dans le fables c’est le numéro trois qui fait la loi. 6 De toute façon – je dis à ma femme – les principes nous piègent sans cesse.
YVONNE, MONOCHROME ET PEAU D’ORANGE, NOUS AVONS BESOIN D’HISTOIRE.
Seulement…me voilà, moi, l’homme invisible, peut-être employé par la Grande Mémoire à vivre en cet instant….7
L’hôtel Grenoble est un bâtiment qui gît au milieu d’une rue peu éclairée. Ce n’est pas une île de morts. Chaque client qui passe, qui a passé, qui passera, prend la clef d’une chambre, ouvre les portes de l’ascenseur, trébuche avant d’y entrer puisqu’elles se ferment trop vite, monte aux étages, marche sur la moquette rougeâtre, arrive à une porte numérotée, l’ouvre, la ferme, occupe l’endroit qui lui est réservé, qui devient aussitôt intime, à lui seul, à ses solitudes et à ses rêves.
Je vais bientôt sentir cette naissance. Je vais me lever, marcher, me laver, essuyer mon corps, l’habiller, sortir, descendre, dire et écouter, regarder. Je vais essayer de comprendre cette organisation qui nous est propre.
Peu importe, disait-elle, il s’agît d’anéantir ces rapports qui m’entretiennent dans une position trouble et perplexe, hors d’une réalité quelconque d’après-midi; sur la surface que les yeux tissent aux moment extraordinaires, mon coeur bat étranger, éxilé, abandonné au milieu de propos confus: connaître veut dire: rapporter au connu, saisir qu’une chose inconnue est la même qu’une autre connue.8
1 Psaume; Chants de Mihyar le Damascène, Adonis
2 Flammes; La balle au bond, Pierre Reverdy
3 Song of my myself; Leaves of Grass, Walt Whitman
4 Self-portrait in a Convex Miroir, John Ashbery
5 L’Autre, J.L. Borges
6 Le miroir et le masque, J.L. Borges
7 Soir de décembre – 72, Sentiers, Thomas Tranströmer
8 L’Expérience intérieure, George Bataille